Interview | été 2021

Elena : Chère Nathalie, tout d'abord, j’aimerais savoir comment vous allez ?

Nathalie : Je me sens bien même si je ressens de la peur, de la colère ou de la tristesse. Je me sens bien même si j’ai mal au ventre ou au dos.
Pourquoi ?
Parce que je n’ai pas l’imaginaire que je devrais être dans un autre état, aussi je ne résiste pas à ce qui est là. Seule la résistance rend malheureux. Et s’il m'arrive de résister, parce que cette tendance est profondément ancrée dans mon corps/esprit, j’observe ma résistance, elle me montre la croyance à laquelle je continue à m’accrocher.
Je n’ai pas d’imaginaire à mon sujet. Je ne sais pas l’état qui doit me traverser, je le découvre dans l’instant et je ne crée pas d'identité ni d’histoire à partir de cet état. La vie est devenue simple : tout ce qui arrive est exactement ce qui doit arriver. Je sais que je suis toujours au bon endroit.

E. : Merci pour cette réponse, elle peut nous aider à mieux comprendre que notre souffrance ou notre malaise provient toujours d’une forme de résistance à la réalité. En parlant du bon endroit... pouvez-vous nous parler du bon endroit pour pratiquer ? Comment s'est passée la transition vers la pratique en ligne pour vous ? Comment votre relation avec vos élèves se transforme-t-elle ?

N. : le bon endroit pour pratiquer c’est ici et maintenant. Quand on a peur, quand on est agité, quand on parle avec un ami, quand on marche dans la rue.
Il s’agit de s’exercer à méditer dans n’importe quel contexte, de garder notre attention à la fois ouverte, détendue et alerte. On laisse le réel se déployer, en évitant de le perturber avec nos imaginaires et l’on s’accorde, avec le moins de dissonances possibles, à la manière unique dont il se déroule, instant après instant.

La transition vers la pratique en ligne s’est imposée, non sans une certaine résistance de ma part, au début. L’expérience m’a montré que l’écran n’empêchait ni la vibration ni le silence ni la connexion profonde. Il a même un avantage : la régularité. Je peux ainsi être dans un contact beaucoup plus soutenu avec mes élèves et cela semble être juste pour tout le monde !

E. : Merci pour cet éclairage, vous nous invitez toujours à pratiquer dans la réalité de notre vie quotidienne, quel espace devons-nous accorder à la pratique formelle ?

Certaines personnes s’inquiète lorsque, pendant la pratique, elles ne ressentent rien, lorsque leur vie ne s'améliore pas, qu'elles ne sont pas plus calmes, plus détendues. De nombreuses pratiques en ligne promettent le bien-être. Que pouvez-vous nous dire sur votre proposition que, personnellement, je trouve très transformatrice et honnête, qu'avez-vous envie de promettre aux gens ? Comment les accompagnez-vous ?


Dédier du temps à une pratique formelle doit venir de la passion et non de l’espoir de devenir plus performant ou plus détendu. Lorsque la passion est là, le temps ne compte pas. Si la passion manque, la pratique est vécue comme une contrainte et ne peut mener à une transformation profonde.
Une pratique formelle authentique est un outil de connaissance extraordinaire. Elle nous aide à comprendre la vérité du corps, du souffle, de la sensation, de l’émotion et de l’esprit.
On ne peut pas connaître intimement ce que l’on veut gérer, transformer et améliorer. La volonté de se perfectionner agresse le corps et l’esprit, et accroit la tension plutôt que l’alléger. Il s’agit avant tout de vider le corps et l’esprit des schémas et des peurs qui nous entravent et nous empêchent et de nous sentir en harmonie avec les imprévus de la vie.

Je ne promets rien aux élèves car la pratique formelle est un engagement avec soi-même. Lorsqu’un élève est mûr pour cet engagement je l’accompagne en fonction de sa nature et de ses talents. Je l’encourage rapidement à explorer par lui-même, à ne pas s’arrêter aux évidences et à développer une patience à toute épreuve. La pratique formelle est un art et l’art ne s’apprend pas mais se cultive jour après jour. Il s’approfondit par la recherche patiente et passionnée, sans se laisser distraire par des résultats faciles et superficiels. Le véritable artiste n’est jamais satisfait, c’est un chercheur éternel qui creuse toujours plus profondément son sujet.
Son âme est simple et humble. Il sait que si l’ego interfère, le processus créatif se fige et son inspiration se tarie. Le véritable artiste, comme le véritable yogi est tout sauf un arriviste. Il se sent élève jusqu’à la fin de sa vie et continue à interroger sa pratique, jour après jour, afin qu’elle s’approche au plus près du vrai.

Vouloir des résultats immédiats et spectaculaires est un manque de maturité. La richesse de la sensation se dévoile à celui qui n’attend rien et qui sait se rendre aussi disponible et vacant qu’une toile blanche.

E. : Il est très difficile de rester centré lorsque les événements sociaux et politiques semblent se précipiter et poser de nouveaux défis. Pensez-vous que ce moment est encore plus un test ? Comment voyez-vous tout cela ? Pensez-vous qu'il devrait y avoir de nouveaux moyens, une nouvelle prise de conscience ?

Toutes les époques ont leurs défis et leurs tourmentes. Depuis quelque temps, en Occident, nous sommes habitués à un certain confort et un niveau de vie plutôt élevé.
Un certain nombre d’entre nous se sont endormis dans cette aisance matérielle. Les derniers événements nous montrent que la sécurité extérieure n’existe pas et que tout est soumis au changement dans ce monde. Je pense que ce rappel est salvateur. Il permet à certains d’entre nous de prendre conscience qu’il existe une stabilité et une richesse à l’intérieur de nous que rien ne peut détruire. Et qu’il est peut-être temps de revenir vers cet essentiel en nous-même. Les périodes d’adversité sont là pour tester notre profondeur et notre stabilité. Elles sont des opportunités incroyables d’éveil au vrai.
Nous ne pouvons pas tricher face à l’adversité, elle exige un véritable engagement. Elle nous pousse vers l’être si nous savons écouter la leçon. Toutes les épreuves de notre vie nous aident à mûrir et à élargir notre petit moi qui s’accroche à son confort et à ses possessions, que celles-ci soient externes ou internes. L’adversité nous oblige à ouvrir notre regard pour voir en deçà des apparences. Elle nous demande de devenir créatif, en abandonnant nos sécurités.

Pour faire face aux défis avec clarté, il est important de ne pas être emporté par la réactivité pour voir et agir à partir d’un espace serein, qui est capable de garder une vision globale de la situation. Ce qui veut dire que nous devons déjà avoir travaillé sur nos peurs et notre stabilité intérieure. Si ce travail intérieur n’est pas achevé, et je ne crois pas qu’il le soit jamais, et bien cette période est une grande opportunité pour l’approfondir.

Interview de Nathalie Delay par Elena Valzania // été 2021